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Mort d’un écrivain


Il observait, serein, l’eau grisâtre expulsée du ciel, noir, sans étoile, claquer tout contre le trottoir nauséabond. Il la devinait cette odeur putride, il la sentait, malgré l'opacité de la fenêtre. Cette faculté innée, inouïe, de percevoir ce que les autres ne pouvaient qu’apercevoir, rongeait sa chair et agitait son sang, travaillait son âme et meurtrissait son corps. La plus petite éraflure lui était une blessure béante. Le son le plus subtil lui était un bruit strident. Ses sens étaient douloureusement aiguisés, ses nerfs étaient cruellement à vif. Ce phénomène était un monstre de sensibilité, l’incarnation de la sensation. Et cette boue qui ruisselait sur les pierres macabres et glacées, était la crasse affligeante qui suintait à travers sa carapace. Et ce ciel tuméfié par les nuages de pus, était ses pensées démentielles sur le point d’imploser.

Cette nuit-là, il n’était plus que Détresse. Il pénétrait les flammes de la cheminée, roides et pointues, éclatantes, et ses yeux avaient mal de cet éclat cuisant, et sa peau se glaçait, et sa crinière se dressait, épouvantable. Là était le mot : épouvantable ! Il lui fallait l’écrire, vite, à l’instant ! Il fallait qu’il l’expulse de son esprit endolori, persécuté par ces incessants accès d’imagination que seuls les artistes créateurs ont le sinistre privilège d’éprouver.

Il s’assit, posément, sur la chaise, prit la plume, rougie par les ombres miroitantes du Feu, formes confuses et menaçantes, spectatrices spectrales du dernier acte d’une pièce exécrable, pour s’adonner, une fois encore, à la tragique et pénible besogne qui était la sienne.

Il regarda le minuscule dessin noir, noyé parmi l’immensité de la mer blanche, et s’amusa un instant de ce contraste violent. Il était soulagé, apaisé, presque léger, c’était comme si l’encre noire avait vomi l’un de ses boyaux pourris par l’infection de la vie. Comme la purification est étrange, elle est si belle, si douce ! Ce lui fut un apaisement tel qu’il ressentit le besoin de s’amoindrir encore, de cracher d’autres lettres baveuses sur la feuille lisse, de s’expurger jusqu'à n’être plus que du vide, que du rien, que du mort.

Il aimait l’écriture, le contact entre les nerfs et la matière, le calme de la douleur, et la douleur du calme, d’un amour tendre et passionné, délicat et érotique, doux et dur. L’Ecriture, c’était sa maîtresse préférée, sa fiancée de l’enfance. Leurs rapports étaient purement sensuels : la mixture amère glissait sur le papier, et s’unissait à lui par de silencieux soupirs. Il désirait la noirceur de la lame acérée, pour écrire, pour dire, pour se dire. Il lui fallait le conflit entre le noir et le blanc, entre le mal et le bien, il lui fallait le beau, la nudité affligeante du trait squelettique sur le manuscrit humide et fragile.

Soudain, une assourdissante symphonie de hurlements transperça sa tête folle. Alors des phrases, des pages, des livres lui vinrent à l’esprit. La machine destructrice se mit en marche, lentement, joyeusement, certaine cette fois-ci qu’elle était de broyer totalement sa pitoyable victime : l’écrivain enchanteur et désenchanté.

C’étaient des milliers de petits points noirs qui remplissaient inexorablement et parcimonieusement chaque espace de la lettre vierge et candide. C’étaient une meurtrissure fatale, un viol indicible qui s’accomplissaient. Les mots couraient, se bousculaient, pressés d’exister, exaltés, meurtriers ! Ils frottaient et arrachaient des bribes de papier. L’écriture n’était plus qu’une violence immonde, l’écrivain s’était métamorphosé en un monstre de souffrances, dont les éclats de vie cognaient tout contre et piquaient sans relâche le dernier ouvrage.

Il se rappela le temps, les minutes qui tombaient, les jours qui s’écroulaient.

Il revit l’oasis des couleurs, le rose orangé de la pêche savoureuse, l’orange rougi de la mandarine parfumée, le rouge sanglant de la fraise innocente.

Des odeurs magiques ensorcelèrent ses narines assoiffées, telles les senteurs fortes et rafraîchissantes des sels marins, telle l’exhalation timide et romantique de la rose épineuse. C’était un majestueux bouquet de sensations retrouvées qui engourdissait tout son corps, un rêve, pesant, fusionnel, cauchemardesque.

Il ressentit d’étranges jouissances, frôla des corps froissés par le sommeil, effleura des visages éreintés, décomposés, toucha des ventres distendus par la graisse, pressa des seins moelleux et blanchâtres, goûta des bouches asséchées et écoeurantes, ahurissants gouffres sanguinaires, où les lèvres, les langues et les dents s’entrechoquaient, confuses et maladroites, à n’en plus finir de s’aimer.

Des cris, des plaintes, des conversations lui crevèrent les tympans.

Toute cette inutilité, toutes ces obligations, contraintes, le bon sens, la morale, la liberté, le bonheur, l’amitié, l’amour, prétextes lamentables et insensés d’une vie fatigante, tout cela, il n’en pouvait plus. Rien. C’était tout. Le vide. Enfin les autres se taisaient. Enfin le silence, jusqu'à l’abnégation de soi-même, jusqu'à l’écrasement de ses sens nerveux et sanguins. Il s’était vidé, et le corps et l’esprit. La fin.

Alors de grosses larmes amères sortirent de ses lobes jaunis et rougis, trébuchèrent sur sa peau ridée, usée, bouleversée, et s’écrasèrent lourdement sur la feuille noire. Flic flac ! Les mots se noyaient, impuissants. C’était tout une œuvre qui disparaissait, lentement, cruellement. L’existence cessait enfin d’exister, à la lie de la vie, au nectar de la mort.

Il observa, anéanti, les mots. Il ne les lit pas, il ne les comprit pas, il ne le pouvait plus.

Il observa, simplement, et saisit au plus profond de lui-même le mesquin, la misère et le chaos qu’il avait été. Alors le feu de la tristesse acide lui dévora les entrailles, et lui calcina le cerveau, hideux, génie monstrueux, qui hurla, dans une sublime apocalypse, sa déchirante agonie.

Pourtant, çà et là, quelques mots vivaient, encore, empreintes d’un cauchemar effroyable, qui durait depuis déjà vingt interminables années. Mais désormais, la procréation était définitivement stérile, le cœur allait cesser de battre.

Il griffa ses veines étonnamment verdâtres, et, d’un geste précis et décidé, parfait, les trancha brusquement avec sa plume noire. Ce fut alors un cataclysme de sang vermeil, un océan de globules rouges, qui éclaboussa la feuille blafarde et asséchée.

Cela lui fit mal, très mal. Ce lui fut une souffrance telle qu’il n’eut pas même la force de crier. Il crevait, son être giclait. Et loin de ce chamboulement titanesque qui s’opérait à l’intérieur de son corps, il était tranquille, apaisé, et buvait, vindicatif, les contorsions horribles de la lettre, absorbée par les gigantesque larmes de sang.

Le rouge. Ce ne fut plus que du rouge. La pièce était terminée, le rideau s’était abaissé, et tout naturellement, les ombres s’étaient éclipsées. Enfin ce démon de la création ne le violenterait plus. Enfin il le laisserait seul, en paix. Sa bouche dessinait un rictus inexprimable d’intelligence, de cruauté, et de souffrance.

La mort le prit, et embrassa ses lèvres douloureusement gercées par le froid brûlant de la vie.

Seule, la plume était, encore, et pour toujours, serait, riante, cynique.

On lui avait dit qu’il écrivait mal. Il le savait d’ailleurs, qu’il ne savait pas écrire. De cela il souffrait trop. De cela, il était devenu fou.

Quelques malheureuses taches noires, malencontreusement fixées sur la mer rouge, disaient toute cette incapacité de s’accomplir, étranges traces racornies d’un amour impossible.

 

Caroline

 

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