Un village perdu dans le fin fond du Berry, la pleine sécheresse. Une petite ferme isolée au milieu de la campagne. Une année exceptionnelle paraît-il, jamais on n’a connu une telle chaleur, personne n’y résiste. Toute la famille Fermand est accablée par le soleil. La sécheresse est rude pour cette pauvre famille de paysans, secs comme la terre. Les denrées sont rares à cette époque de l’année, et les Fermand ont faim, si faim qu’ils s’apprêtent à dévorer l’ensemble de leur modeste cheptel. Aussi le majestueux poulet qu’ils avaient jusqu’à présent tant choyé et qui faisaient leur réputation jusqu’à des dizaines de kilomètres à la ronde est sur le point d’être rôti sous le regard amoureux de tous. Le poulet des Fermand, c’est quelque chose : imaginez une volaille à la fois ronde et ferme, un poulet dodu comme on n’en a jamais vu, regarder fièrement le reste de ses congénères maigrelets avec un soupçon de pitié ! Bigpoulet, c’est le nom que lui ont valu ses formes exceptionnellement appétissantes, est la gloire de la famille Fermand. L’heure est malheureusement venue de mourir pour ce héros volatile, car la sécheresse est trop rude et la famille ne peut plus se permettre d’engrosser la volaille, aussi magnifique qu’elle soit. Bigpoulet n’est pas bête, il se rend bien compte que les regards qu’on lui porte ne sont plus seulement tendres mais aussi voraces, et c’est pourquoi depuis plusieurs jours déjà, il observe avec méfiance le comportement de toute la famille Fermand, présageant une traîtrise prochaine de leur part. Or il n’est pas question pour Bigpoulet de nourrir cette bande d’idiots ! Bigpoulet se méfie surtout de Robert, le grand gamin dégingandé de la famille. Si Robert est l’aîné des trois enfants des Fermand, on ne peut pas dire que ce soit le plus intelligent ! La robustesse de son corps n’a d’égal que l’immensité de sa bêtise ! Oui il faut le dire, Robert est un crétin depuis son plus jeune âge : déjà quand il était tout petit, il avait exhibé son idiotie en se prenant pendant des mois pour un cheval. Il avait bien quatre ans et demie à l’époque mais que voulez-vous, à voir tous ces chevaux autour de lui, il s’était dit que ça devait être ses frères et sœurs et il s’était mis à les imiter furieusement. Il galopait comme un cheval, il hennissait comme un cheval, il broutait l’herbe comme un cheval, et ses parents qui craignaient de perdre les bras robustes de leur fils furent contraints de le placer plus d’un mois chez la tante Marguerite qui habite à la ville pour lui faire oublier son obsession équestre. Enfin aujourd’hui Robert est guéri, et il doit s’occuper de sa sœur cadette, Lisette, une jolie petite femme de quinze ans, et de son petit frère Jean. Les enfants sont seuls à cette heure, car les parents sont partis à la ville pour essayer de vendre les dernières babioles qui leur restent. C’est bientôt l’heure du déjeuner, et une faim tenace s’empare de l’estomac de Robert, à coup sûr le plus vorace des trois enfants. Si Robert est tout maigre, il a un estomac énorme, et les gens se demandent souvent comment un garçon si sec peut avaler de telles quantités de nourriture. Ses parents ont pris soin de cacher les derniers restes pour éviter que Robert leur pique leurs modestes victuailles, et Robert se trouve réduit à manger une salade toute fripée avec Lisette et Jean. Rien qu’à y penser, son estomac se tord de douleur ! Et pourquoi ne pas profiter de l’absence des parents pour se faire un bon gueuleton ? Après tout, un Bérichon, c’est pas une mauviette, et il a quand même bien le droit de nourrir son estomac ! Alors même que cette pensée, unique en ce jour, vient à l’esprit de Jim, va-t-y pas qu’il entend au même instant : " Cot cot cot codec ! ", et Robert voit juste devant son nez Bigpoulet en train de dévorer copieusement les graines de son repas. Alors là c’est trop fort ! Ce foutu poulet tout dodu se moque de lui en se régalant devant son estomac affamé. Et lui, Robert Fermand, il accepterait cette insulte ? Bigpoulet l’a provoqué et il a le droit de se venger. Robert se voit alors en train de dévorer à lui seul la tendre chair de ce poulet dodu. Poussé par une faim gargantuesque, Robert saute sur Bigpoulet pour l’attraper, mais ce dernier est plus rapide et lui échappe, une course à perdre haleine s’engage entre le poulet et le jeune homme. A bout de souffle, Bigpoulet trouve finalement refuge dans le puits de la ferme, d’une profondeur de quinze mètres. Fou de rage, Robert hurle : " Sacrebleu, j’t’aurai, putain de poulet, et j’m’en vais te déplumer tout sec ! " Et le voilà qui plonge dans le puits. Robert, le crétin de la famille, se fracasse le crâne contre les parois étroites du puits. Midi sonne et Lisette et Jean se demandent où a pu passer leur frère, qui était tout de même chargé de préparer leur déjeuner. Lisette demande à petit Jean de préparer la table, tandis qu’elle se met à la recherche de son frère. Lisette est très ennuyée car elle voulait raccommoder la robe toute rose qu’elle porte déjà depuis plus de trois semaines, car elle trouve qu’elle lui donne " un sacré teint tout de même ! " Lisette est une coquette, une coquette simplette d’ailleurs, car elle ne veut porter qu’une seule couleur : le rose ! Et pas un rose pastel, non non, un vrai rose, écarlate, pour que tout le monde la remarque ! Le problème, c’est qu’avec cette fichue robe pleine de fioritures dont elle s’est entiché, marcher devient un exercice extrêmement compliqué, car si l’on se prend dans une seule de ces petites dentelles, c’est la chute assurée. Toujours est-il que voilà notre Lisette partie tant bien que mal à la recherche de son frère. Dehors, elle remarque que Bigpoulet n’est pas là et soupçonne Robert d’avoir commis un crime impardonnable : " Merde alors ! C’est-y pas que ce gueulard veut se taper l’poulet ! Mais je te retrouverai, toi et ta volaille, et t’as intérêt à pas avoir touché à une seule de ses plumes ! " Lisette aperçoit alors sur le sol des plumes qui appartiennent à n’en pas douter à Bigpoulet, et qui la mènent directement au bord du puits. Lisette hurle : " Robert, que’qu’tu fous là-dedans ? " Lisette est moins bête que son frère, et elle part chercher une corde dans l’établi pour descendre dans le puits. Elle s’accroche soigneusement à cette corde et commence à descendre. Mais sa lourde robe accroche une pierre saillante du puits, Lisette perd l’équilibre et tombe à son tour dans le puits funeste. Dans l’eau, il lui est impossible de saisir la corde qui est beaucoup trop courte, et Lisette voit avec horreur la corde cynique pendouiller au-dessus d’elle, sans aucun espoir de pouvoir la saisir. Elle tente vainement de nager mais sa robe encombrante empêche ses mouvements, et la largeur du puits est si étroite que toute tentative est vouée à l’échec. La coquette Lisette meurt d’épuisement au bout de quelques minutes à peine. De son côté, Jean attend patiemment mais au bout d’une heure, il ne tient plus et décide à son tour de rechercher Robert. Jean a seulement huit ans mais cela ne l’empêche pas d’être le plus intelligent de la famille. Il faut dire que la concurrence n’est pas très rude. Jean sort de la ferme et observe soigneusement ce qui se passe à l’extérieur. Très vite, il aperçoit les plumes de Bigpoulet qui jonchent le sol ainsi qu’un gros bouton rose qui appartient à la robe de Lisette. Cela le mène directement au puits où une corde est accrochée: " Hé là, qu’est-ce qui se passe là-dedans ? " Aucune réponse. Jean se penche légèrement et entend : " Cot cot cot codec ! " Bigpoulet est là-dedans ! Et si la corde est accrochée, c’est sans doute que Robert et Lisette ont eu l’intention de le capturer. Sans doute n’ont-ils pas osé, car Robert et Lisette ne sont pas très courageux, se dit orgueilleusement Jean. Ils ont préféré aller chercher de l’aide dans le voisinage. Mais lui, Jean Fermand, sera capable de ramener Bigpoulet. Jean est intelligent mais il est trop fier, et il imagine déjà ses parents le féliciter pour avoir osé ce que Robert et Lisette ont eu lâchement peur de faire. Il descend calmement à l’aide de la corde car il sait qu’il doit faire très attention. Arrivé au bout de la corde, il voit Bigpoulet flotter joyeusement. Il lâche alors le bras droit et se penche pour attraper Bigpoulet. Il parvient à saisir une de ses plumes mais Bigpoulet s’éloigne soudainement et rejoint l’autre bord. Jean, entraîné par le mouvement brusque du poulet, tombe dans l’eau fraîche. Victime de son orgueil, il est inconsciemment descendu dans le puits alors qu’il ne savait pas nager. Il se noie très vite, et rejoint Robert et Lisette au fond du puits. Lorsque les fermiers Fermand reviennent le soir de la ville, ils sont contents car ils ont réussi à vendre deux vieilles tasses en terre cuite pour quelques francs et ont pu acheté un peu de beurre. Ils se pourlèchent déjà les babines en pensant à Bigpoulet, noyé dans un plat en sauce ! Ils sont étonnés du silence de la ferme à leur arrivée, et crient vainement après les enfants. C’est alors que le père voit quelques plumes de Bigpoulet sur le sol qui le conduisent au bord du puits : " Bon Dieu, c’est-y pas Bigpoulet qui s’est jeté dans le puits pour échapper aux gamins ! Pourvu qu’ce foutu poulet soit encore bon à manger ! Germaine, va vite chercher les voisins du canton pour qu’ils m’aident à descendre dans le puits et à rechercher la bestiole ! J’m’demande où sont passés les gamins ! A coup sûr ils ont eu peur de recevoir une bonne raclée mais j’te promets que j’les raterai pas quand ils oseront remonter à la surface ! " Bientôt deux hommes du voisinage arrivent et érigent une corde solide pour descendre. Il faut absolument ramener Bigpoulet car c’est une institution dans tout le pays ! Mais à la grande surprise des parents, on sort tour à tour Robert, Lisette et Jean. Enfin, Bigpoulet apparaît, miraculeusement indemne. La volaille grassouillette a eu suffisamment de réserves pour supporter l’épreuve. Aux yeux de tous, Bigpoulet est l’Elu, une créature sacrée sauvée par Dieu. Les fermiers Fermand ne résistent pas bien longtemps à leur chagrin. C’est tout de même quelque chose d’avoir perdu six bons bras en pleine santé ! La mère Fermand est la première à partir au bout d’un mois à peine, accablée par la douleur et incapable de manger. Le père Fermand devient fou à la mort de sa femme, il faut dire que le pinard y est pour quelque chose, il voit des puits partout le cerner et l’engloutir, et fou de terreur, il se pend le soir même. Heureusement Bigpoulet n’est pas laissé à l’abandon et des fermiers voisins, pleins de bonnes intentions, le prennent immédiatement en charge. Ils le traitent comme un être divin, rescapé de la colère de Dieu qui a dû sans doute voulu punir les intentions impies des Fermand à l’égard de la volaille sacrée. Bigpoulet est engraissé pieusement, et personne n’ose le manger, en vertu de sa nature divine. Bigpoulet devient célèbre, tout le monde dans le pays croit qu’il est la réincarnation d’une divinité. On vient faire des prières devant le poulet fétiche comme on vient à Lourdes prier la Vierge pour réaliser des miracles. Les fermiers chanceux qui ont recueilli Bigpoulet font payer cher les prodiges de leur volaille chérie : à plus de cent francs la prière, ils assurent aux paysans ruinés une vie éternelle et remplie de bonheur. Bigpoulet est un signe de prospérité dans tout le pays, et à coup sûr, il coulera des jours heureux jusqu’à la fin de sa vie, car plus personne n’osera plus jamais le rôtir, sous peine de brûler dans les flammes de l’enfer. Il connaîtra du reste une idylle passionnée avec une belle poulette, assurément la poule aux œufs d’or, et engendrera des poussins qui continueront à transmettre l’esprit divin durant des siècles et des siècles, pour le plus grand bonheur des fermiers berrichons, qui assurent à leur descendance une fortune éternelle…
Caroline |
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